26 avril - 24 mai 2025
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Paris
76 rue de Turenne
75003 Paris France

Perrotin a le plaisir de présenter Not Quite Tomorrow, la deuxième exposition personnelle de GaHee Park à Paris, et sa sixième au sein de la galerie. Dans cette nouvelle série, l’artiste dévoile des toiles représentant des scènes qui paraissent idylliques, perturbées par des déformations subtiles. En s’inspirant de la tradition intemporelle des natures mortes, GaHee Park saisit des moments sensuels et intimes, mais son utilisation particulière de la perspective forcée trouble la tranquillité qui s’en dégage, introduisant ambiguïté et tension. À travers ces œuvres, la peintre remet en cause forme et récit, en suspendant ses sujets dans un effondrement surréaliste du temps et de l’espace.

Vues de l'exposition de GaHee Park 'Not Quite Tomorrow' à la galerie Perrotin, Paris, 2025. Photo: Claire Dorn. Courtesy of the artist and Perrotin

Le monde étrange et éthéré des toiles de GaHee Park est peuplé de doubles de différentes sortes. Qu’il s’agisse d’ombres ou de reflets brillants, d’une paire de membres ou de lèvres supplémentaires, d’un oiseau ou d’une femme avec un œil de plus, ce ne sont pas des sosies identiques mais ils n’en sont pas moins troublants. Ces doubles produisent souvent l’effet d’une image réversible : si l’on se concentre sur une seule bouche, le personnage semble heureux, alors que si on observe l’autre, c’est son abattement qui prime. Notre propre regard est lui-même rendu double par les mécanismes ingénieux déployés par l’artiste. En empruntant une appellation autrefois utilisée pour désigner René Magritte, on pourrait qualifier GaHee Park de maître (maîtresse) de la double interprétation.

On peut trouver dans ces doubles l’écho du canard-lapin qui avait fasciné Ludwig Wittgenstein et Maurice Merleau-Ponty–tous deux considèrent le canard-lapin comme révélant le phénomène du « voir comme»1. Voir n’est jamais simplement voir, c’est voir comme; l’interprétation est toujours déjà à l’œuvre. Le regard du ou de la peintre est particulièrement porté sur ce fait, car comme le formule Merleau-Ponty, les objets du peintre ne sont pas vraiment des objets réels : « Lumière, éclairage, ombres, reflets, couleur, tous ces objets[…] n’ont, comme les fantômes, d'existence que visuelle. Le regard du peintre leur demande comment ils s’y prennent pour faire qu’il yait soudain quelque chose, et cette chose»2. Puisqu’il peut aussi bienêtre vu comme ceci que comme cela, le canard-lapin illustre l’infinité de jeux rendus possibles par l’ambiguïté de l’image. Les personnages des toiles de GaHee Park ne sont cependant pas comme le canard-lapin, se renversant à l’infini et révélant les périls de l’interprétation. Au contraire, les éléments qui forcent à une double interprétation dans ses œuvres nous montrent non pas un « ou », mais un « et ». Les deux bouches semblent appartenir au même visage, les deux paires d’yeux conviennent à l’oiseau, la silhouette et son ombre sont toutes deux sujets égaux de la peinture. Contrairement à l’image réversible qui est fondamentalement ambiguë, et qui appartient à la logique du « ou », les toiles de GaHee Park nous offrent une ambivalence productive.



1. Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques.

2. Maurice Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit.

Le terme « ambivalence» a été introduit par Eugen Bleuler en 1910 et adopté avec enthousiasme par Freud, qui l’a utilisé dans ses écrits pour décrire la coexistence de deux attitudes contradictoires. Du latin ambi (« tous les deux ») et valentia (« force »), ambivalence permet à deux sentiments ou deux idées d’exister simultanément. Le concept d’ambivalence reconnaît également l’enchevêtrement structurel des opposés, et il a semblé à Freud que c’était le mot parfait pour désigner une tendance de la vie du psychisme : une idée peut révéler ou contenir son opposé, et même en prendre la forme. Jacques Lacan a illustré cette perspective psychanalytique des décennies plus tard en inventant le terme « hainamoration », qui exprime le caractère inséparable de l’amour et de la haine. Le travail de GaHee Park entrevoit et interroge ce dernier type de dualité, une ambivalence qui présente les deux éléments en un et chacun comme étant toujours au moins deux.

Vue de l'exposition de GaHee Park 'Not Quite Tomorrow' à la galerie Perrotin, Paris, 2025. Photo: Claire Dorn. Courtesy of the artist and Perrotin

Prenons par exemple Incarnation, qui présente une femme assise tenant un poisson éviscéré, un doigt manucuré soulevant un rideau qui dévoile un mons veneris3 ; à l’opposé, une chaise et une table où est perché un objet rose, rond et non identifié, peut-être un kyste ou un organe ; au loin, sur un écran ou par une fenêtre, un feu brûle. Cette toile est inspirée de la représentation par Lucas Cranach deLoth et ses filles. Convaincues que le monde a été détruit et que Loth est le dernier homme sur terre, ses filles échafaudent un plan pour tomber enceintes en enivrant leur père et en « partageant sa couche ». Beaucoup de Vieux Maîtres du XVIe siècle ont été fascinés par la nature choquante et séductrice de cette histoire. Ce qui intéresse l’artiste ici n’est cependant pas le caractère incestueux et érotique du récit, mais la manière curieuse dont les filles instrumentalisent la séduction, traitent leur père comme dépositaire du futur et font du recueil de sa semence une véritable tâche. Leur approche du problème est similaire à celle de l’ouverture difficile d’un bocal trop bien scellé : elles doivent faire sortir le contenu de l’intérieur du corps de leur père… puis le faire entrer dans leur propre corps.

Démontrant une vision naïve et enfantine de l’acte sexuel et entrant maladroitement par introjection dans cette version d’une scène primitive, les filles de Loth viennent hanter l’interprétation que fait Park de ce récit. Dans cette toile, l’artiste attire notre attention sur l’ambivalence de l’intérieur et de l’extérieur (le poisson éviscéré, le mons veneris, l’organe placé sur la table). Elle évoque une ambivalence dans le rapport à la reproduction, montrant le corps humain comme un corps sexué, biologique, mais aussi comme désirant et donc ambivalent. Les paires destruction/création, intérieur/extérieur, corps biologique/désirant, sont ici traitées avec un rapport à l’ambivalence d’une finesse remarquable. En montrant sa propre ambivalence vis-à-vis de l’héritage des vieux maîtres, Park revendique son titre de maître (ou maîtresse).


3. Terme anatomique désignant la partie supérieure de l’organe génital féminin, version latine de l’expression « mont de Vénus ».

Démontrant une vision naïve et enfantine de l’acte sexuel et entrant maladroitement par introjection dans cette version d’une scène primitive, les filles de Loth viennent hanter l’interprétation que fait Park de ce récit. Dans cette toile, l’artiste attire notre attention sur l’ambivalence de l’intérieur et de l’extérieur (le poisson éviscéré, le mons veneris, l’organe placé sur la table). Elle évoque une ambivalence dans le rapport à la reproduction, montrant le corps humain comme un corps sexué, biologique, mais aussi comme désirant et donc ambivalent. Les paires destruction/création, intérieur/extérieur, corps biologique/désirant, sont ici traitées avec un rapport à l’ambivalence d’une finesse remarquable. En montrant sa propre ambivalence vis-à-vis de l’héritage des vieux maîtres, Park revendique son titre de maître (ou maîtresse).

Mountain Dream (détail), 2025. Photo: Paul Litherland. Courtesy of the artist and Perrotin

Les toiles de GaHee Park nous invitent à reconsidérer les opérations du regard et la construction du sens, en soulignant les limites relatives à la pensée sous le prisme d’un « ou », et en insistant au contraire sur une relation plus nuancée à la contradiction et à la multiplicité. En convoquant des héritages historiques de l’art tout en renversant leurs conventions, Park redéfinit le rôle de peintre contemporaine : non pas une héritière passive, mais une personne qui interroge activement la tradition. Par sa négociation minutieuse de la forme et du récit, elle démontre que le véritable travail de maître ne réside pas dans la résolution, mais dans la capacité à composer avec le désir dans tout ce qu’il a de plus brouillon, de contradictoire et d’ambivalent.



Texte d'Amanda Holmes, MA, PhD, professeure de philosophie à l’Université des arts appliqués de Vienne, Autriche

GaHee PARK

Née en 1985 à Seoul, Corée du Sud
Habite et travaille à Montreal, Canada

Si le style naïf des peintures de l’artiste GaHee Park rappelle des peintres comme Henri Rousseau, le sujet de ses compositions est loin d’être simpliste. Chacune de ses toiles est le support de récits simultanés, dépeignant souvent des scènes romantiques où l’idylle semble avoir tourné au vinaigre ou des actes sexuels en contradiction avec leur cadre pittoresque. Les sujets de nature morte préférés de l’histoire de l’art — fruits pourris, fromages et bouteilles — semblent être sur le point de rouler sur la surface de la table sur laquelle ils sont posés tant celle-ci est inclinée. L’approche de la perspective dans les oeuvres de Park est forcée. Et pourtant, l’espace ne semble pas reculer, annulé par une espèce de planéité que seul un savant mélange de texture et motif peut produire. Toute indication de l'espace vient grâce à un élément encadré qui semble reproduire la scène, mais avec quelques légères modifications comme un jeu des différences. Une fenêtre ? Un miroir ? Une autre peinture ? Park se délecte de ces ambiguïtés.



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