Les choses que j’ai vues (Things I’ve Seen)
solo show
21 avril - 24 mai 2023
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PARIS

10 IMPASSE SAINT CLAUDE 75003

La galerie Perrotin est heureuse de présenter Les choses que j'ai vues, une exposition personnelle de Bernard Frize dans le Marais à Paris.

Vue de l’exposition ‘Les choses que j’ai vues’ de Bernard Frize à la galerie Perrotin, Paris, 2023. ©Bernard Frize / ADAGP Paris. Photo: Claire Dorn. Courtesy of the artist and Perrotin.
Vue de l’exposition ‘Les choses que j’ai vues’ de Bernard Frize à la galerie Perrotin, Paris, 2023. ©Bernard Frize / ADAGP Paris. Photo: Claire Dorn. Courtesy of the artist and Perrotin.
Vue de l’exposition ‘Les choses que j’ai vues’ de Bernard Frize à la galerie Perrotin, Paris, 2023. ©Bernard Frize / ADAGP Paris. Photo: Claire Dorn. Courtesy of the artist and Perrotin.
Vue de l’exposition ‘Les choses que j’ai vues’ de Bernard Frize à la galerie Perrotin, Paris, 2023. ©Bernard Frize / ADAGP Paris. Photo: Claire Dorn. Courtesy of the artist and Perrotin.

Texte de Jeremy Lewison


Depuis plus de quarante ans, Bernard Frize met au point des protocoles pour réaliser des tableaux sans objectif visuel précis. Pour l’artiste, le processus de peinture est plus important que la qualité esthétique de son aboutissement, bien que la plupart de ses créations soient souvent plaisantes de ce point de vue. En instaurant des procédures, il se désengage le plus possible de l’oeuvre, afin de réduire à son minimum la dimension auto-expressive. Bernard Frize a débuté sa carrière dans les années 1970, âge d’or de l’art minimaliste et conceptuel : contemporain d’artistes comme Sol LeWitt, qui fit paraître pour la première fois ses « Alinéas sur l’art conceptuel » dans la revue Artforum en 1967, il adopte cependant une approche différente. Alors que LeWitt confiait la plupart du temps l’exécution de ses travaux à des assistants, Frize réalise quant à lui la majorité de ses oeuvres lui-même, à l’exception d’une série de tableaux qui a nécessité l’intervention de plusieurs personnes pour manipuler simultanément un grand nombre de pinceaux. Sa main est par conséquent impliquée dans le processus. LeWitt décrivait son travail comme dépourvu de toute émotion, car il considérait que son exécution s’apparentait à celle d’une machine. Les tableaux de Frize dégagent quant à eux une certaine froideur, mais sont susceptibles de provoquer une réaction émotionnelle. Les pièces de LeWitt étaient réalisées de manière industrielle ou peintes directement sur des murs. Frize travaille sur des toiles, qui portent des marques de pinceau visibles, dont la couleur est emprisonnée dans une couche de résine. Elles donnent l’illusion de la facture, bien qu’il n’en soit rien. Les travaux de Frize se caractérisent en outre par un fort sens de l’espièglerie et de l’absurde. LeWitt aimait lui aussi recourir à l’absurdité, comme en témoignent par exemple ses oeuvres Location, où le texte décrivant les actions à accomplir pour tracer une simple figure géométrique, un triangle ou un carré par exemple, est si complexe qu’il nécessite un solide esprit logique pour être décodé. L’effort mental requis pour dessiner une forme rudimentaire est énorme. Le mélange de complexité et de simplicité, de détail et d’extravagance était comparable, à bien des égards, au mouvement littéraire du Nouveau Roman.


Chez Frize, l’absurdité est quelque peu différente, plus beckettienne. La proposition est généralement simple et relativement facile à exécuter, une fois les mouvements compris. Les titres de ses oeuvres, choisis par des tiers, sont eux-mêmes absurdes et ironiques. C’est notamment le cas de Drexel Burnham Lambert, qui tire son nom de la banque d’investissement, ancienne mécène du prix Turner ayant fait faillite en raison de ses tractations illégales d’obligations de pacotille, de Uitr, acronyme d’Unemployment Insurance Tax Report (déclaration fiscale d’assurance chômage), ou encore de Ydin, mot finnois désignant la moelle osseuse, mais aussi le titre d’un magazine politique finlandais. Malgré sa richesse linguistique qui se manifeste à travers des apparences très diverses, le travail de Frize est par nature répétitif. Il ne véhicule aucun sens symbolique manifeste, contient peu de références à d’autres oeuvres, ne déploie aucune métaphore ostensible. Axé à la fois sur la répétition et les variations, il est constitué de silences, de mutisme, de combinaisons aléatoires de couleurs qui, tout au plus, suggèrent un état d’esprit. Il est dépourvu d’accents, généralement homogène (à quelques exceptions près) et les incidents qui se produisent lorsque les lignes et les couleurs fusionnent ou changent de direction semblent se soustraire à toute théâtralité. Ils se contentent d’être présents. Çà et là, Frize conserve des imperfections, sortes de témoignages du processus. Comme les personnages de Beckett dans En attendant Godot, le public pourrait attendre qu’un sens soit révélé, mais cela serait probablement en vain. La surface est impassible. Parfois, le sujet représenté semble avoir été aplati. C’est notamment le cas dans Mescali (2014) ou dans Pulvérisée (2001). Dans ce dernier, le titre étaye cette impression que l’artiste s’est évertué à éliminer toute forme de ressemblance avec un objet existant.


Quels sens pouvons-nous retirer de ces stratégies ? Comment pouvons- nous interpréter ces tableaux ? Frize évite délibérément l’expressionnisme et l’expression personnelle, il rejette le récit symbolique à l’ère de sa résurgence, il critique parfois la tendance minimaliste des années 1970 et 1980 – ses oeuvres extrêmement colorées, parfois qualifiées de jazzy, sont loin de s’inscrire dans cette approche. Et les stratégies conceptuelles qu’il adopte ont été séparées des domaines de la linguistique et du structuralisme, en faveur d’un résultat sensuel, séduisant, psychédélique, étourdissant et impur. Tantôt simples, tantôt déconcertants, ses travaux posent de véritables énigmes et remettent en cause le statut de l’artiste peintre. L’une des questions essentielles qu’ils soulèvent est la suivante : avons-nous besoin d’un peintre pour faire un tableau ? Aussi absurde que cette interrogation puisse paraître, nous sommes à l’orée d’une époque où l’intelligence artificielle pourrait bel et bien remplacer l’artiste dans la confection des oeuvres. Bien que cette activité procure parfois du plaisir à celui ou celle qui l’exécute, son résultat est un produit inutile de l’intelligence et de la main humaines. Pourquoi ne pas la confier à une machine ? Risque-t-on de déclencher l’une des plus grandes tragédies de notre époque : rendre obsolète quelque chose qui nous procure du plaisir créatif ? Si l’IA est en passe de devenir une innovation essentielle dans la réalisation des opérations médicales, pourra-t-elle réellement améliorer la confection de tableaux ?

Sans pour autant répondre à cette question, on est forcé de constater que l’oeuvre de Frize est empreint d’une personnalité. Audacieux, l’artiste ne peut empêcher son sens de l’humour de transparaître dans son travail. Partant, s’il a failli dans la tâche de dépersonnaliser ses créations, il s’agit d’un échec héroïque. L’exposition rétrospective qui s’est tenue en 2019 au Centre Pompidou l’a bien mis en évidence : Frize possède un style bien à lui. Malgré la multitude d’apparences dans lesquelles il est susceptible de s’inscrire, un tableau de Frize est instantanément identifiable. La surface est toujours lisse et plane, mais peut parfois produire l’illusion du volume. Les tableaux sont parfois séduisants, dotés de couleurs éclatantes, nettes ou en dégradés, pures ou mélangées. Pourtant, ils peuvent également devenir déroutants. La beauté débordante tourne au kitsch. Les tableaux abstraits appellent nécessairement des références au monde extérieur. Frize attire son public dans un espace dépourvu de repères, puis l’y abandonne. Une oeuvre peut-elle réellement avoir pour seule raison d’être et pour seule référence le processus, c’est-à-dire ellemême ? Cet état de pureté du spectateur ou de la spectatrice peut-il perdurer ? Des éléments du monde extérieur finissent immanquablement par s’immiscer dans la contemplation. Ainsi, le triptyque d’huiles Jacob, Terah et Isaac (2004) rappelle les motifs de la broderie Bargello, tandis que le tableau Emir (1993) évoque un paysage : coïncidences ? D’autres, comme Lescilia (2014), font remonter des souvenirs de jeux enfantins avec des kaléidoscopes, ces longs tubes que l’on faisait tourner pour voir évoluer de magnifiques motifs colorés. Si l’on admet que ces oeuvres sont le fruit non intentionnel du processus de peinture, il n’en reste pas moins que les images trouvent un écho dans le monde. Frize aime que ses tableaux suscitent l’incompréhension à plusieurs niveaux. Ce qui l’intéresse, ce n’est pas de proposer une peinture abstraite pure, mais évocatrice d’une expérience passée. Il accepte ainsi de ne pas tout maîtriser.


L’exposition au Centre Pompidou a été pour l’artiste l’occasion de s’octroyer un temps de réflexion. Il a ainsi pris conscience qu’au fil des années, il n’avait que très rarement réalisé des tableaux à grande échelle, contrairement à nombre de ses contemporains européens et américains. Depuis longtemps, il désirait produire des oeuvres « humbles », rejetant le culte de la personnalité, le statut quasi divin des artistes canoniques en vogue dans les années 1980 et 1990. Il entendait ainsi confier à l’oeuvre le rôle de messagère. Il lui semblait inapproprié de peindre de vastes machines, susceptibles de suggérer une forme de certitude, de se muer en véhicules creux et pompeux d’idées prétentieuses sur la vie, le destin ou l’histoire. Sa stratégie artistique pourrait ainsi être considérée comme le résultat d’une décision politique.


L’ère de l’héroïsme est depuis longtemps révolue. Frize admire par exemple l’oeuvre de Barnett Newman, et en particulier ses écrits. Ce dernier s’attachait à représenter la tragédie et le mythe de manière abstraite et à grande échelle, comme une réponse positive à la destruction de la civilisation, une tentative de reconstruire et de réhabiliter le mythe et le spirituel sur les cendres de la guerre et de l’holocauste. Il n’en reste pas moins que cette approche de la peinture était devenue obsolète pour la génération suivante. Bien que Newman fût l’un des rares peintres de son époque à masquer la dimension émotionnelle dans ses tableaux en créant une surface inexpressive – malgré les débordements et les taches qui apparaissent dans les interstices, révélant la fragilité et l’humanité – son approche héroïque, presque grandiloquente, a été rejetée par ses successeurs. « J’ai toujours eu une aversion pour le dogmatisme, explique Frize. La peinture est une recherche philosophique avec ses propres moyens, pas une production de marchandises. Une exposition sert à présenter des idées incarnées par des toiles ». Désormais fort de sa longue expérience, il commence pourtant à réaliser des tableaux destinés au public, qui suggèrent que ses propos ne se limitent pas à la peinture.

Vue de l’exposition ‘Les choses que j’ai vues’ de Bernard Frize à la galerie Perrotin, Paris, 2023. ©Bernard Frize / ADAGP Paris. Photo: Claire Dorn. Courtesy of the artist and Perrotin.

Pelodisag (2022) est le plus grand tableau jamais réalisé par Frize. Long de plus de seize mètres, il est plus large que les oeuvres de Claude Monet exposées à l’Orangerie et trois fois plus grand que Vir Heroicus Sublimis de Newman (1950-51). Peint en une séquence de neuf toiles contiguës, il n’a jamais pu être assemblé dans le studio de Frize, trop étroit. Afin d’assurer la continuité entre tous les éléments, l’artiste a travaillé les toiles deux par deux, mettant de côté la première lorsqu’il approchait du bord de la seconde, pour installer la troisième, et ainsi de suite. Ainsi, même s’il avait en tête les toiles précédentes, il ne pouvait les observer toutes ensemble à la fois. Cette approche séquencée de la peinture s’apparente peut-être à la construction chronologique d’une narration. Espiègle, l’artiste déclare qu’il essayait de « faire un tableau qui serait difficile à vendre ». Vouloir créer un tableau invendable : idée absurde ? Pourtant, l’histoire regorge d’artistes qui désiraient échapper à la marchandisation. On pense notamment au Fluxus, aux premières oeuvres conceptuelles ou encore à l’art de la performance, même si le marché a toujours fini par avoir raison de ces tentatives.


Comme tous ceux présentés dans l’exposition, ce tableau a été exécuté à plat sur des tréteaux. La taille de chaque toile permettait à l’artiste d’en atteindre toute la surface. Frize a procédé en versant de la résine liquide, qu’il parsemait ensuite de taches de peinture de manière aléatoire. Il étirait alors la matière du centre vers le bord extérieur à l’aide d’un gros pinceau, puis de nouveau vers le centre, laissant la peinture refluer. Cette méthode donne lieu à une création que l’on pourrait qualifier d’autodestructrice, dans la mesure où les marques du pinceau sont brouillées et effacées par l’accumulation de la matière. Le processus de réalisation au pinceau est oblitéré par la fluidité de la peinture. Bien que cette dernière soit étirée, elle finit par former des flaques, car la toile, parfaitement plate, s’affaisse sous son poids. L’artiste témoigne ainsi un profond respect à la véracité de la matière, qui réagit en fonction de ses propriétés. Au lieu de la nier, il embrasse cette fluidité. Le résultat est un défaut, une rupture de l’ordre, une corruption de la perfection. L’intentionnalité est finalement supplantée par l’accidentel, la matière participe à la création de l’oeuvre. Les accumulations de peinture font émerger le statu quo.


En de rares occasions, certains tableaux se sont désagrégés. Dans Spitz (1991), les lignes serpentines se décomposent et, plus récemment, dans Oude (2018), des taches obscurcissent les traces verticales et linéaires. Il semble que Frize ait parfois eu besoin de se débarrasser des résultats parfaits de ses stratégies, de perturber les processus, mais jamais autant que dans cette nouvelle série. Si les oeuvres précédentes aboutissaient à un résultat maîtrisé, celles-ci sont imprévisibles, instables. Peut-être est-ce l’effet de l’exposition au Centre Pompidou : face à tant d’oeuvres rassemblées, l’artiste pourrait avoir ressenti la nécessité de briser la perfection de son travail. Comme il l’a lui-même souligné : « Certaines périodes sont propices à la construction, à l’expansion, et d’autres sont des périodes de corruption ». La corruption comme outil pour établir de « nouveaux paramètres », afin de repartir de zéro.


Mais je pense que ce qui est en jeu ici dépasse ces simples considérations. Nous traversons une époque d’incertitude et d’instabilité : la civilisation telle que nous la connaissons depuis soixante-dix ans, depuis la reconstruction d’après-guerre, commence à battre de l’aile. Le monde dans lequel nous vivons est celui de la post-vérité, un monde où le mensonge est validé et la vérité congédiée, où la corruption va bon train, où les conflits militaires éclatent pour des raisons fallacieuses et font fi des conventions de guerre, où les valeurs humaines sont abandonnées en faveur de politiques d’asile et d’immigration d’une hostilité absolue, où les valeurs morales sont imposées par une force supérieure et où l’environnement est si dégradé que nous faisons face à une catastrophe climatique imminente. Si ces considérations sont peut-être trop lourdes à porter pour ces nouvelles oeuvres, elles n’ont toutefois pas manqué de me traverser l’esprit lorsque je les contemplais. Ces tableaux sont explosifs, presque apocalyptiques, traversés d’incidents que les créations antérieures de Frize semblaient éviter. Loin d’être dénuée de sens, leur absurdité représente au contraire le monde qui nous entoure.

Bernard FRIZE

Né en 1949 à Saint-Mandé, France
Habite et travaille à Berlin, Allemagne

L’approche expérimentale de Bernard Frize concernant la peinture est résolument peu subjective et davantage orientée vers les procédures. Travaillant essentiellement en séries, il explore d’une façon somme toute ingénieuse les résultats abstraits de plusieurs protocoles picturaux, qu’il conçoit au préalable. Ces conditions ou restrictions préétablies concernent généralement l’utilisation d’outils et matériaux conventionnels, ainsi qu'une exécution de gestes simples plus ou moins impersonnels. Alors que ses œuvres abstraites et vibrantes témoignent chacune de dynamiques prédéterminées, ses toiles sont autant de terrains sur lesquels il opère. Déléguant parfois une partie de son pouvoir de création pour laisser place au hasard, il met en scène des événements picturaux, ce qui lui permet de dévoiler sa palette de couleurs à la fois distinctive et complètement arbitraire. A la fois calculée et aléatoire, conceptuelle et organique, l’esthétique de Bernard Frize annonce un idéal de peinture.



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